Haïti. Située à plus de 7 300 km de la France à vol d’oiseau, on parle trop peu de cette île caribéenne riche d’une histoire et d’un patrimoine artistique unique.
Du 25 au 28 janvier se tenait la 17e édition du festival international « PapJazz» - Port-Au-Prince Jazz - dans la capitale d'Haïti (et oui, encore une actu festival Simone !). Un événement qui, à l'exception de son annulation en 2010 à cause du séisme, réunit chaque année toujours plus de festivaliers.
L’édition de 2024 est en hommage à Toussaint Louverture, esclave affranchi, général et homme politique franco-haïtien du 18e siècle.
D'après l'Unesco : « Le Jazz est une floraison de beauté née de l’oppression (…). Il prête sa voix aux luttes et aux aspirations de millions de personnes et est un symbole unique de liberté d'expression et de dignité humaine ».
Le PapJazz incarne bien plus qu’un festival musical. Ca mérite un coup de projecteur.
En voyage Simone !
PapJazz : Place Au Pouvoir du jazz !
On sait qu’il est difficile d’organiser un festival de musique. Et bien, c’est encore plus vrai à Haïti.
Dans un contexte d’instabilité et de crise socio-politique, de pénuries de carburant, de reconstruction post séismes ou ouragans, … Le festival a lieu. Quitte à faire preuve de créativité, utiliser le système D (covoiturages, marché noir, …) : la musique justifie les moyens.
Ou comment illustrer la résilience haïtienne.
La résistance dans le temps de ce festival met en lumière ce qu’aucun séisme ou aucune crise politico-économique n’est parvenu à mettre à terre : la résilience des haïtiens. Résultat, un festival réussi avec une programmation exceptionnelle qui n’a rien à envier à d’autres célèbres festivals de jazz internationaux.
Parmi les artistes locaux présents : Beethova Obas (guitariste-auteur-compositeur et chanteur haïtien) ; Erol Josué (chanteur-danseur et compositeur haïtien, incarnation de la musique vodou) ; Maudeline Dérival (chanteuse haïtienne ayant remporté plusieurs prix) ou encore plusieurs groupes et collectifs d’influences jazzy fusionnées à l'électronique, au RnB, la trap ou encore le reggae.
Mais aussi Richard Bona (bassiste-compositeur multi-instrumentiste camerounais et récipiendaire d’un Grammy Awards) ; Cyrille Aimee (chanteuse française et gagnante de plusieurs grands concours de jazz) ; Ludovic Louis (trompettiste franco-martiniquais aux multiples collaborations mondiales) ; Felipe Lamoglia (saxophoniste compositeur et arrangeur cubain), Jerónimo González (virtuose mexicain de basse et jarana, une guitare traditionnelle du Mexique), …
Outre les concerts, le PapJazz festival favorise la rencontre entre artistes autour de moments de transmission (techniques, conseils, échanges). Mais aussi la sensibilisation d'un public de tous âges grâce à des initiations à la musique jazz via les arts visuels, ou à l'écoresponsabilité via la musique. De quoi faire circuler généreusement les talents et les bonnes ondes du jazz au-delà des frontières et des générations.
Si tu n’as pas pu prendre ton billet d’avion Simone, tu peux toujours te rendre sur la chaîne YouTube PapJazz Haiti où sont publiés plein de lives du festival.
Passion et résistance : l'esprit du jazz incarné
Du jazz créole au chant vodou, en passant par le jazz traditionnel métissé à des styles modernes ... le jazz infuse la musique à Haïti. Au-delà d’une passion bien ancrée dans sa culture, on comprend que le jazz est aussi moyen d'expression et de promouvoir une identité culturelle.
Ce qui rend ce festival d'autant plus « essentiel », c'est que la résilience et la résistance font partie de l'essence même du jazz, de son ADN.
Des work songs des esclaves noir-américains de Louisiane, aux chants religieux (negro-spirituals puis gospel), au blues de la fin du 18e siècle, le jazz a accompagné les conditions de vie difficiles et leurs mutations, comme un moyen de retrouver une communion ou un sentiment de liberté face à l'oppression. Il évolue dans un contexte de ségrégation raciale et d'interdits obligeant parfois à la clandestinité des représentations musicales (pendant la Prohibition des années 1920s, par exemple). Pour autant le jazz résiste, ne cesse de se réinventer et de fusionner, créant de nouveaux styles (swing, rythm'and blues, bebop, free-jazz, jazz-latin, acid-jazz, jazz-funk ou jazz-house électronique...) et inspirant au delà des frontières et des générations.
Cette posture entre passion et résistance se retrouve encore à l'ère moderne.
A ce propos Simone, je fais un parallèle avec la série « Treme » de David Simon (j'espère que tu l'as vue sinon, cours-y !). Suite l’ouragan Katrina de 2005 et dans un contexte de reconstruction laborieuse de la Nouvelle Orléans, maintenir la musique et les traditions locales devient un acte de résistance. Un cri d’existence, une revendication face à l’indifférence ou la tentative d’étouffement des pouvoirs publics.
Terence Blanchard, trompettiste né à la Nouvelle Orléans et invité de l’édition PapJazz Haïti en 2019, avait d’ailleurs confié se sentir à Port-au-Prince « comme à la maison : je sens que j'ai des racines ici ».
De ses origines à aujourd'hui, la musique jazz reste une voie d'expression, de partage, de communion et de joie. C'est tout le pouvoir du jazz. Qui à défaut de reconstruire des bâtiments, reconstruit les âmes ou les aide à rester vibrantes. Vivantes.
La musique comme structure identitaire, structure de vie. La musique comme besoin vital, force de survie. La musique coûte que coûte, indispensable vecteur de partage, de solidarité, d’humanité. Comme un médicament ou une pilule contre le chaos et la souffrance ; une sorte d'« anti-oppresseur » dont on accepte volontiers la cure !
Monte Le Son Simone :
« I Don’t Hurt Anymore », Cyrille Aimee et le New Orleans Jazz Orchestra
En écrivant cet article sur le PapJazz, j'ai immédiatement pensé à la série Treme en Nouvelle Orleans, berceau historique du jazz. Cyrille Aimee était par ailleurs invitée du festival PapJazz 2024. Je ne pouvais donc pas choisir autre son du jour que sa collaboration avec le New Orleans Jazz Orchestra, sous la direction artistique du batteur Adonis Rose !
L’album « Petite Fleur », sorti en 2001, est le fruit de cette union jazzy.
Et comme réinterpréter de grands standards fait partie des coutumes du genre, intéressons-nous à leur reprise du classique "I Don't Hurt Anymore", initialement chantée en 1954 par Hank Snow (compositeur et guitariste de country américain-canadien, dont la vie est d'ailleurs loin d'avoir été toute rose).
Prépare-toi à claquer des doigts Simone :
Entre interprétation suave, improvisation et scat rythmé,
Cyrille Aimee a beau être de la nouvelle génération de chanteur.se.s jazz, elle incarne à la perfection l’héritage musical du genre sur tous ses albums.
Cette reprise de « I Don’t Hurt Anymore » s’insère dans un album de 10 chansons dont 9 sont des standards associés à des musiciens de jazz français et à la Nouvelle-Orléans.
De quoi faire un joli pont entre tradition et modernité. Mais aussi entre cultures européenne et d'outre-atlantique, osons même dire nord-caribéenne ici. À l’image du métissage entre ces deux horizons musicaux qui a construit l'histoire du jazz. L'alternance entre la voix de Cyrille et celle des cuivres est finalement comme le dialogue entre les deux continents.
« Je n’ai plus mal. »
Sur le thème de la résilience, la chanson « I Don’t Hurt Anymore » est notre hymne du jour.
Même s’il serait plutôt question d’une romance ici, retenons surtout le message principal : laisser couler, laisser le temps faire son œuvre pour se libérer des douleurs du passé.
I don't hurt anymore
All my teardrops are dried
No more walking the floor
With that burning inside
Just to think it could be
Time has opened the door
And at last I am free
Je n’ai plus mal. Toutes mes larmes sont séchées. Plus besoin de marcher sur le sol avec cette brûlure à l’intérieur, penser ce qui pourrait être. Le temps a ouvert la porte et enfin, je suis libéré.e.
Le jeu du New Orleans Jazz Orchestra, tout de légèreté et de puissance à la fois, ne fait que soutenir le propos.
Alors laisser le temps faire son effet Simone, c'est une chose oui. Mais parmi les remèdes qui aident à aller de l’avant, la musique fait sûrement partie aussi, et même assurément, des plus puissants et impérissables.
En guise de conclusion Simone, nous nous contenterons d’un simple mais sincère cri du cœur : vive le jazz, vive la musique !
Et tant que la musique joue, soyons heureux.ses.
Sources :
Historique du PapJazz festival :
Programmation PapJazz : https://papjazzhaiti.org/fr/programmation-2024/
L'Unesco sur le jazz : https://fr.unesco.org/commemorations/jazzday/2019#:~:text=Le%20jazz%20pr%C3%AAte%20sa%20voix,division%20ne%20cessent%20de%20cro%C3%AEtre.%22
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